E MOUVEMENT COMMUNAL - L'ancien régime était propre à former des hommes libres
En parcourant aujourd'hui la France, en voyant des villes si calmes, administrées par un fonctionnaire venu de Paris, des bourgeois si attentifs aux moindres bruits de la capitale, qui se douterait qu'il fut un temps où ces mêmes villes étaient agitées comme l'antique Rome, où elles s'administraient elles-mêmes par des magistrats élus dans l'assemblée générale des habitants, où les bourgeois réunis, soit dans l'église, soit sur la place publique changée en forum, délibéraient plus librement qu'à Sparte ou qu'à Athènes sur les affaires de la ville, sans se soucier nullement de recevoir des ordres de Paris ?
Une telle supposition que rien, dans la France actuelle, ne pourrait faire naître, est pourtant un fait incontestable, un fait qui appartient à l'histoire de notre pays, qui est notre patrimoine.
Transportons-nous dans l'intérieur d'une cité du douzième siècle, au moment où éclate le mouvement communal.
Les habitants, les bourgeois, comme l'on disait alors, réunis soit dans l'église, soit sur la place du marché, prêtent serment sur les choses saintes de se soutenir mutuellement, et de ne permettre à qui que ce soit de faire tort à l'un d'entre eux ou de le traiter de serf. Ensuite ces mêmes bourgeois nomment des magistrats, des consuls dans le Midi, des jurés ou échevins dans le Nord ; puis, ces nouveaux magistrats reçoivent la mission d'assembler les bourgeois au son de la cloche, de les conduire en armes sous la bannière de la commune.
Tel est l'aspect que présente une ville au moyen âge, dans le premier moment d'effervescence.
En face d'une pareille attitude, ou bien le seigneur entre en composition et octroie la commune, ou bien, confiant dans sa force, il refuse de céder et en appelle aux armes. Dans le premier cas, la résistance cesse, le seigneur est acclamé, la commune reconnue, le traité de paix conclu, c'est-à-dire la charte promulguée.
Dans le second cas, c'est-à-dire dans le cas de refus, c'est une véritable guerre qui se prépare, le seigneur peut bien avoir ses hommes d'armes, le bourgeois a aussi ses moyens de défense : dès ce jour, la cotte de mailles ne quitte plus sa poitrine, la pique ne sort plus de sa main, sa vie devient aussi orageuse, aussi guerrière, aussi dure que celle des seigneurs qu'il combat ; et il ne tarde pas, au milieu de ces continuels périls, de ces difficultés sans nombre, à acquérir ce mâle caractère, cette énergie obstinée qui place le bourgeois de cette époque à côté sinon au-dessus des citoyens des anciennes républiques.
Si le seigneur vient à être réduit à la défensive, il a son château qui lui offre un refuge assuré. Que l'on ne croie pas non plus que le bourgeois soit sans abri : il a sa maison, c'est-à-dire une véritable forteresse.
" Que l'on s'imagine, un édifice composé de trois étages, une seule pièce à chaque étage. La pièce du rez-de-chaussée sert de salle à manger, le premier étage est très élevé comme moyen de sûreté ; c'est la circonstance la plus remarquable de cette construction. A cet étage est une pièce dans laquelle le bourgeois, le maître de la maison, habite avec sa femme ; de plus, la maison est presque toujours flanquée d'une tour à l'angle, carrée le plus souvent : encore un symptôme de guerre, un moyen de défense. Au second étage, une pièce dont l'emploi est incertain, mais qui servait probablement pour les enfants et le reste de la famille.
Au-dessus, très souvent une petite plate-forme destinée évidemment à servir d'observatoire ; toute la construction, en un mot, rappelle la guerre, tout est disposé pour la résistance.
Maintenant, supposez les péripéties les plus émouvantes, les luttes les plus acharnées, les négociations les plus habiles, l'intervention de l'évêque, l'intervention du roi, et après tout cela, la charte dernier mot et seule cause de cette lutte et vous aurez une idée générale de la manière dont s'obtenait une commune au moyen âge, lorsque le seigneur avait refusé de l'octroyer de plein gré.
Il ne faudrait pourtant pas croire que la plupart des communes aient eu une origine aussi orageuse ; la majorité, - c'est un point aujourd'hui universellement admis (et que la suite de ce récit démontrera), - la majorité des chartes fut due à l'initiative des rois et des seigneurs, surtout en ce qui concerne les villes neuves.
On peut apprécier d'une façon générale, d'après ce que nous venons de dire, la physionomie nouvelle que dut imprimer à notre pays le mouvement communal.
Sur ce, ses commissaires, d'accord avec les habitants, décident, par le premier article, que tous les gens de métiers et marchands de la ville de Paris seront répartis en soixante et une compagnies ou bannières, accompagnées « de telles enseignes et armoiries que lesdits métiers et compagnies adviseront. »
L'art. 3 met à la tête de chaque compagnie un principal et un sous principal, élus par les chefs d'hôtel de chaque métier, et qui devront prêter serment au roi sur les saints Évangiles.
Au moyen âge, d'ailleurs, le peuple était une puissance dont les communes et les corporations de métiers étaient la plus solide garantie.
M. Louis Blanc, dont les sympathies ne sont pas suspectes, nous trace le tableau suivant des corporations d'ouvriers au moyen âge : « La fraternité, dit-il, fut l'origine des communautés de marchands et d'artisans. Une passion, qui n'est plus aujourd'hui dans les mœurs et dans les choses publiques, rapprochait alors les conditions et les hommes : c'est la charité. L'église était « le centre de tout ; et quand la cloche « de Notre-Dame sonnait l'Angelus, les métiers cessaient de battre. Le législateur chrétien avait défendu aux taverniers de jamais hausser le prix du gros vin, commune boisson du menu peuple ; et les marchands n'avaient qu'après tous les autres habitants, la permission d'acheter des vivres sur le marché, afin que le pauvre pût avoir sa part à meilleur prix.C'est ainsi que l'esprit de charité avait pénétré au fond de cette société naïve qui voyait saint Louis venir s'asseoir à côté d'Étienne Boileau, quand le prévôt des marchands rendait la justice. »
Si la commune était l'association de tous les hommes d'une même cité, le corps de métiers était l'association de tous les artisans de la même ville, exerçant la même profession ; c'était une commune au petit pied. Comme elle, il avait son administration intérieure, ses lois, ses privilèges, ses magistrats, ses revenus. La corporation qui avait été oppressive dans l'Empire romain, était protectrice au moyen âge ; c'était une institution libre, où l'on retrouve en quelque sorte le germe et l'origine de toutes les libertés communales.
Il serait trop long d'énumérer tout ce que la royauté a fait pour le peuple. Mais il n'est pas inutile de proclamer, au milieu d'une société qui cherche l'égalité dans l'abaissement des classes supérieures, comment le moyen âge avait rencontré l'égalité en élevant les classes inférieures.
L'ouvrier, en effet, a comme le noble sa devise et ses armoiries. Les drapiers de Paris, les tisserands de Langres sont fiers de leur bannière d'azur au navire d'argent ; les épiciers, de leur image de saint Nicolas ; les merciers, de leurs armes au vaisseau mâté d'or, sur une mer de sinople ; les charpentiers portaient haches et chevrons ; les cordonniers, alênes et tranchets ; les pelletiers, un Agneau pascal d'argent au champ d'azur ; les orfèvres, un écu de gueules écartelé d'une croix d'or, au premier et quatrième quart une coupe d'or, le tout surmonté d'un chef d'azur, semé de fleurs de lis sans nombre et entouré de la devise : In sacra inque coronas, « pour l'autel et le trône. »
A ces insignes extérieurs l'ouvrier joignait parfois des titres de noblesse, ainsi que nous l'avons vu dans la charte octroyée aux ouvriers de Darney en Lorraine, ainsi que cela existait en Provence où la qualité de noble, indépendante de tout titre aristocratique, était portée par des marchands.
D'ailleurs, l'ouvrier n'avait-il pas, lui aussi, cette aristocratie de la commune, dont il partageait la souveraineté, de la corporation, où il était jugé par ses pairs, enfin cette aristocratie de l'homme libre, que l'antiquité n'avait point connue ?
Le noble est sous la main du roi, selon l'expression du temps : il doit le service militaire ; il a des devoirs, et ils sont lourds, car il est le serviteur du roi et le serviteur du peuple, et il a marqué de son sang cette vérité sur tous nos champs de bataille ; voilà ce dont il faut nous souvenir. L'homme du tiers-état, à son tour, a bien des devoirs ; mais il les connaît, car, pour la plupart, il les a consentis ; de plus, il a des droits qui sont inscrits dans ses chartes et qu'il transmet à ses enfants, comme le noble transmet ses titres.
Plus tard, lorsque Richelieu courbera sous sa main de fer les têtes les plus altières de la noblesse, le puissant ministre se trouvera plus d'une fois arrêté par ces franchises séculaires, œuvres communes du peuple, de l'Eglise et de la royauté.
Voilà ce qu'était l'ouvrier au moyen âge, alors que les corporations et les confréries et la commune élevaient au rang de véritable pouvoir public ces hommes que la Révolution devait jeter, sans droits et sans dignité, dans des associations secrètes aussi funestes à l'individu qu'à la société tout entière.
Pressés par la force de la vérité, la plupart des historiens favorables à la Révolution ont dû confesser cependant le rôle et l'influence populaires de la royauté.
« Toutes les usurpations de la royauté sur l'aristocratie, dit M. Lavallée, étaient faites au profit du peuple, et celui-ci, en récompense, mettait sa gloire et son bonheur dans le roi.
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garde les bonnes villes et les coutumes de ton royaume, dans l'état et la franchise où tes devanciers les ont gardées, et tiens-les en faveur et amour. »
Mais comment peindre les rapports qui existaient, dans cette société naïve, entre le souverain et ses sujets ?
Personne n'est exclu de la présence du roi, disait au XVIe siècle un ambassadeur vénitien, les valets et les gens de la basse condition osent pénétrer dans son cabinet secret. Pendant le dîner du roi, presque tout le monde peut s'approcher de lui et lui parler, comme ferait un simple particulier : de là, une grande familiarité entre le monarque et ses sujets, qu'il traite tous en compagnons. »
Aussi les bourgeois sont- ils plus royalistes que les nobles, le roi le sait bien ; il va dîner, souper chez eux, y faire le compère, et signe même sur le registre de la grande confrérie des bourgeois.
Les gens du peuple entraient, pour la plus grande part, dans les conseils du roi ; et avant de partir pour la croisade, Philippe-Auguste ordonna d'établir dans chaque prévôté quatre prud'hommes, sans l'avis desquels les officiers royaux ne pourraient prendre aucune décision. A Paris, il confia même la garde des sceaux de l'État à six bourgeois de la ville, ayant plus de confiance en eux que dans la noblesse.
L'ordonnance des monnaies, sous saint Louis, est signée par des roturiers des principales villes ; de même, celles de 1303 et 1309 ; en 1314, des bourgeois de quarante et une villes sont réunis dans le même but : leur avis nous a été conservé.
C'est aux roturiers et aux gens de métiers que Louis XI confia la garde de Paris. Par une ordonnance de 1467, datée de Chartres, signée par le roi et contre-signée par l'évêque d'Evreux son conseiller, il est dit que « le roi a l'intention d'armer, pour la sûreté et tuition (protection) de sa bonne ville de Paris, les gens de tout état qui s'y trouvent.
restreindre les droits municipaux et les magistratures populaires, les protégeait ouvertement.
Toutes les fois, écrit encore le même historien, que le royaume s'agrandissait de l'adjonction volontaire de quelque province ou de quelque ville, nos rois acceptaient la condition d'en garder les franchises « locales ;
et il est certain que les princes de la troisième dynastie ont respecté, maintenu et protégé, de la manière la moins contestable, tout ce qui concerne le régime municipal, tout ce qui en assure l'exercice ; mais, il faut le dire, presque partout, les villes municipales se montrèrent « dignes de cette protection, par leur dévouement à la monarchie. »
M. Guizot déclare que, « sans la royauté, jamais la société, livrée à elle-même, n'aurait pu écrire ses coutumes, régler ses droits ou même les découvrir. »
Mais les communes à leur tour, il importe de le constater, ont beaucoup agi pour le maintien et l'extension de l'autorité royale ; « car, dit M. Guizot, c'est par le secours de la bourgeoisie, qu'avant la fin du douzième siècle, la royauté, sortant des limites où le système féodal la contenait, fit de sa suprême puissance un pouvoir actif et militant, pour la défense des faibles et le maintien de la paix publique.
M. Thierry écrit que « si le renouvellement de l'autorité royale n'eut pas pour cause unique les communes, du moins ces deux mouvements s'appuyèrent l'un l'autre. » C'est ainsi, nous le constatons encore une fois, que le mouvement communal, qui avait pour but d'établir, sur tous les points de la France, les libertés les plus diverses et les plus étendues, eut en même temps pour effet de fortifier au centre l'autorité tutélaire de la royauté ; ce qui nous permet de répéter, avec Bonald et Balmès, qu'il existe un lien mystérieux entre l'autorité et la liberté, et que c'est dans la monarchie chrétienne que se trouve la plus grande somme de démocratie.