Abolition des privilèges, 4 août 1789 République : les libertés perdues
« Liberté-Égalité-Fraternité.» La devise de la République, adoptée en juin 1793, fait passer la Liberté avant toutes les autres conquêtes du nouveau régime. Mais il s'agit de la Liberté avec majuscule, déesse froide et principe abstrait, qui n'a rien à voir avec les innombrables libertés que prodiguait, à tort et à travers, le régime aboli. C'est une Liberté pour le papier à lettres des ministres et pour le fronton des monuments publics. Ce n'est plus la liberté pour le pauvre de glaner dans les champs,ou pour le contribuable montargois de refuser l'impôt. C'est la Liberté tout court, à l'usage des tribuns et des poètes. «Pas de liberté pour les aristocrates! » proclament les Jacobins.
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Pourtant, sur le plan concret, la Révolution a bien donné au Français moyen quelques libertés matérielles : il n'est plus un sujet de Sa Majesté le roi de France, même s'il est appelé à devenir bientôt le sujet de Sa Majesté l'empereur des Français ; il est un citoyen. La Révolution se flatte de libérer l'individu, face à l'État comme à tous les corps intermédiaires. En réalité, plus qu'à la Liberté, elle vise au triomphe de l'Égalité. La nuit du 4 août, en mettant fin aux privilèges, met fin à des libertés séculaires, et proclame l'égalité des Français devant la loi. Plutôt que de « libertés conquises », il faudrait parler d' « égalités conquises ». Camille Desmoulins résume l'idéal révolutionnaire: «Ma devise? Pas de supérieurs ! »
Première en date, et première en importance symbolique, même si elle peut paraître mineure, l'égalité devant le droit de chasse.
La France rurale tenait par-dessus tout à cette conquête. Bien que le braconnage entamât sérieusement l'exclusivité que le droit féodal réservait aux seigneurs, l'égalité devant le gibier était l'une des revendications les plus populaires. Durant la nuit du 4 août, à l'Assemblée, Mgr de Lubersac, évêque de Chartres, qui n'a jamais chassé de sa vie, propose dans le délire général l'abolition du droit féodal le plus contesté. Dès le 11 août 1789, par décret, le droit de chasse est accordé à tous les citoyens. Sans tarder, ils se déchaînent en fusillades bruyantes par monts et par vaux, par champs et par taillis, et leurs battues précipitées ont tôt fait de détruire toute la faune du royaume : par exemple, aux portes mêmes de Paris, dans les plaines des Sablons, dans les réserves de Vincennes, du bois de Boulogne, de la Garenne-Colombes, de Saint-Denis et jusque dans les capitaineries de Saint-Cloud, de Saint-Germain et de Montmorency. Après ce carnage, il reste à l'Assemblée nationale à limiter le droit de chasse, dont l'abus présente plus d'inconvénients que d'avantages. La loi du 20 avril 1791 s'y emploie, que complètent deux décret impériaux : il faudra un permis pour chasser, et l'égalité conquise sera le prétexte d'un impôt.
Autre conquête, moins immédiate, celle de l'égalité civile : les titres de noblesse sont abolis par décret du 17 juin 1790. Mais un sénatus-consulte du 11 mars 1808 rétablira les titres honorifiques héréditaires et autorisera leurs titulaires à former des majorats ou substitutions en faveur de leurs héritiers directs. A Sainte-Hélène, Napoléon s'expliquera sur cette résurrection de la noblesse: « Tout ce qu'il est possible de donner d'égalité, dans l'acception du mot, les Français l'ont reçu de moi. L'aristocratie de l'Empire aurait été le but de l'émulation nationale. Tout Français pouvait se dire, sous mon règne: Je serai ministre, je serai maréchal de France, je serai duc, comte ou baron si je le mérite; roi même. » Journal de Montholon, 20 août 1820.
Ainsi définie, l'égalité à la mode napoléonienne ne diffère guère de l'égalité à la mode de l'Ancien Régime : des bourgeois pouvaient fort bien devenir ministres et marquis, comme Nicolas Fouquet, descendant d'un drapier-chaussetier, ou Colbert, né à l'enseigne du « Long Vestu ».
Saint-Simon dénonçait avec mépris ce « règne de vile bourgeoisie ». Si les Français alors ne pouvaient prétendre à devenir rois, c'est parce qu'il n'y avait qu'un roi de France, tandis que la famille Bonaparte ne répugne pas à se partager les trônes. Lucide, Napoléon dit à Mme de Rémusat son vrai sentiment : « Les Français ne tiennent qu'à l'égalité. Mais ils y renonceraient facilement, si chacun d'eux était sûr d'être le premier. »
Égalité devant l'héritage.
Naguère, pour le patrimoine familial comme pour la couronne royale, la transmission à l'aîné était de règle: ce qui évitait le démembrement des terres, comme du royaume. Certaines coutumes, sans doute, admettaient le partage des biens. La Révolution le rend obligatoire : C'est, disent les Constituants, « le vœu de la nature ». Désormais, « tous biens meubles ou immeubles, de quelque nature qu'ils soient, seront après la mort du propriétaire recueillis et partagés par égales portions, entre tous ses enfants mâles et femelles, aînés ou puînés, du même mariage ou de plusieurs» (séance du 12 mars 1791 de l'Assemblée).
Cette disposition est reprise par le décret du 26 octobre 1793, puis par l'article 826 du Code civil. Elle est lourde de conséquences. Elle est, dira Tocqueville, « une machine à hacher le sol» : donc à contrarier le rendement. Elle est surtout une machine à restreindre les naissances. Car, dans une France paysanne, la règle du partage égal invite à limiter le nombre des enfants, selon la possibilité qu'a le père de dédommager ceux qui renonceraient à l'exploitation. C'est, dira Alain Peyrefitte, « enfermer chacun dans une comptabilité mesquine, dans un monde étroit ». C'est vouer la France à la dénatalité.
Égalité devant le métier : il ne faut plus que certains métiers soient réservés aux favorisés de la naissance ou de la connaissance. Hier, la structure corporative de l'économie, codifiée par les édits de 1581 et 1608, renforcée par Colbert, fermait les professions, freinait les initiatives, protégeait les droits acquis. La coutume, encore plus que la loi, interdisait aux nobles toute activité commerciale, sauf le commerce de gros, qui exigeait des fonds considérables ; et nombre de nobles se trouvaient de ce fait aux portes de l'indigence.
Même si ces règlementations prétendaient servir le consommateur, elles desservaient le travailleur. Turgot n'avait réussi à abolir le système que durant quelques mois (de février à août 1776). La Révolution, sans tarder, le met à bas, au nom de la liberté du travail, mais bien plutôt en vue de l'égalité devant le travail. Le décret du Il août 1789 dispose que « tous les citoyens, sans distinction de naissance, pourront être admis à tous les emplois ... et nulle profession utile n'emportera la dérogeance ». C'est dire qu'un roturier peut devenir général, mais aussi qu'un marquis peut vendre des chaussures.
La Révolution va bientôt plus loin : « Les offices de perruquiers, barbiers, baigneurs-étuvistes et tous autres offices pour l'inspection et les travaux des arts et du commerce; les brevets et lettres de maîtrise et jurandes, ceux du collège de pharmacie et tous privilèges de profession, sous quelque dénomination que ce soit, sont supprimés. » Ainsi s'exprime l'article 2 de la loi du 17 mars 1791, votée à l'initiative du baron Pierre d'Allarde, un maître de forges devenu constituant, élu de la noblesse du bailliage de Saint-Pierrele-Moustier, qui, avec les meilleures intentions du monde, tire les conséquences de la folle nuit du 4 août. « Il sera libre à toute personne de faire tel négoce et d'exercer telle profession, an ou métier qu'elle trouvera bon. » (Article 7). Seule condition : payer patente.
A la rigueur, n'importe qui peut se faire perruquier ou baigneur sans dommage majeur pour la clientèle. Mais pharmacien, mais médecin ? S'il n'est plus nécessaire de passer par la Faculté, les patients sont à la merci de toutes les incompétences et de toutes les charlataneries. Peu importe: l'égalité n'implique- t-elle pas la suppression des diplômes et des élites? Logique dans son comportement, la Convention ferme les Facultés de médecine,désormais inutiles.
La presse révolutionnaire salue avec enthousiasme la libération des métiers. Marat cependant, dans son Ami du Peuple, voit le danger: « Chacun, explique-t-il, pourra s'établir à son compte sans être assujetti à faire preuve de capacité ... A peine un apprenti saura-t-il croquer quelque ouvrage qu'il cherchera à faire valoir son industrie ... Bientôt, toute profession, tout trafic dégénèreront en intrigue et en friponnerie ... Tout cela, pour le rare avantage de rêver que nous sommes libres! » Pour une fois, Marat sait de quoi il parle : fils d'un médecin (le Sarde Mara, d'origine espagnole), il a fait lui-même des études médicales à Bordeaux et à Paris, il a exercé à Londres et il a été le médecin des gardes du comte d'Anois. Même s'il est prêt à livrer les aristocrates au bourreau, il juge absurde de livrer les malades aux fripons.
Il apparaît bientôt qu'on a fait fausse route en ouvrant les métiers à l'impéritie, et particulièrement en abandonnant le droit de soigner aux imposteurs. Cabanis, Pinel, Guillotin, Fourcroy conjuguent leurs efforts pour obtenir la réouverture des Écoles de santé. Un message du Directoire fait l'aveu de la bévue: « Le public est victime d'une foule d'individus qui, de leur autorité, se sont érigés en maîtres de l'art, qui distribuent des remèdes au hasard, et compromettent l'existence de plusieurs milliers de citoyens... Qu'une loi positive astreigne à de longues études, à l'examen d'un jury sévère, celui qui prétend à l'une des professions de l'art de guérir!... Que des peines publiques répriment des crimes qui ont quelque ressemblance avec l'assassinat ! » Ce constat et cette adjuration sont de l'an VI ; mais c'est seulement en l'an XI que les médecins recouvrent leurs privilèges perdus.